PEAU NOIRE, MASQUES BLANCS
La dialectique fanonienne sur les rapports de l’homme noir face au monde blanc
en vue d’une décolonisation de l’esprit.
Pourquoi avoir choisi de vous parler de Frantz Fanon et de cet ouvrage ?
À cela, plusieurs éléments de réponse. Ce qui interpelle d’emblée chez Fanon, c’est qu’il est psychiatre, un psychiatre antillais qui accepte un poste en Algérie à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, comme nous le verrons, et qui a une vision du soin qui ne peut personnellement que m’interpeller. Tout d’abord, en tant que franco-algérienne, en partie descendante de celles et ceux que le gouvernement français a assignés comme indigènes en Algérie mais aussi parce qu’en tant que future psychologue, Fanon a une vision bien particulière à nous faire entendre dans notre écoute de personnes venues « d’ici et d’ailleurs », selon l’expression de l’ethnopsychiatre Marie-Rose Moro. En effet, dans notre pratique thérapeutique, il y a quelque chose à regarder et à entendre du côté de l’anamnèse familiale dans une dimension transgénérationnelle mais aussi à historiciser dans un contexte culturel, social et économique parfois. D'emblée, ici on prend la mesure de la dimension du transfert social et celui de valeurs que nous prenons en compte à l’APPS.
Qui plus est, Fanon nous intéresse particulièrement pour le thème qui nous rassemble cette année lors des ateliers de l’APPS : « Les contradictions dans le mental.» Des contradictions que Fanon, de sa position d’homme noir, pointe, décortique, explore, pour en faire cette analyse déployée dans Peau noire, masques blancs. Contradictions dans lesquelles il refuse de se laisser enfermer et qui dans sa vie, par des actes très concrets, a mis tout en œuvre pour ne pas être pris dedans ; aussi c’est ce que nous allons voir.
L’intensité d’une courte vie :
de la psychiatrie à la lutte pour l’indépendance
Ces données biographiques nous semblent essentielles à partager car tout comme Michel Foucault, les expériences vécues de Frantz Fanon sont étroitement imbriquées dans sa pensée et ses écrits.
Né en 1925, aux Antilles Françaises, Frantz Fanon vécut son enfance dans une famille martiniquaise de classe moyenne. À la fin de la seconde guerre mondiale, à 19 ans, il s’engage auprès des Forces Françaises Libres, servant au Maroc, en Algérie, et en France. Cette première confrontation au réel du monde, en dehors de la Martinique, lui fait l’effet d’un choc et porte en germe sa lutte anticolonialiste dont les racines nous semblent provenir d’une confusion psychique que Fanon identifie très tôt. En effet, dans l’extrait d’un entretien mené par l’essayiste et critique britannique David Macey (1949-2011), il dit :
“Il est difficile d’imaginer combien il est dur de s’y retrouver dans cette confusion : vous débarquez dans le sud de la France, les troupes sénégalaises sont démobilisées puisqu’elles ne peuvent être autorisées à libérer la France, et, d’une manière ou d’une autre, vous êtes reclassifié comme Blanc. C’est ainsi que, d’un côté, vous n’êtes pas Noir, vous êtes Français, mais, d’un autre côté, vous n’êtes pas Français mais bien un soldat noir de l’infanterie se battant dans une neige jamais vue auparavant[...] Il n’est donc pas surprenant que cette confusion qui vous traverse, à propos de qui vous pouvez bien être, sur ce que vous êtes et ce à quoi peut bien correspondre la France sur cette planète, se meuve [...] en un terrible sentiment de trahison.”²
Ici on entend bien les contradictions dans le mental, les discordances que ces situations produisent chez lui, aussi jeune soit-il au moment où il écrit ces lignes. Il retourne en Martinique finir ses études. Puis, il s’installe en France pour poursuivre à l’université, d’abord à Paris, puis à Lyon où il entreprend médecine et se spécialise en psychiatrie. Après l'obtention de son diplôme, il entre en poste à l'hôpital de Saint-Alban auprès du militant antifasciste catalan, François Tosquelles (1912-1994) et du psychiatre désaliéniste français Lucien Bonnafé (1912-2003), qui initièrent la première expérience de psychothérapie institutionnelle et de psychiatrie communautaire dans l’ancien asile de Saint- Alban, où émergea le mouvement de" l’Art Brut", selon l'expression de Jean Dubuffet (1945).
En 1953, il part en Algérie pour occuper la fonction de médecin-chef de service à l'hôpital psychiatrique de Blida-Joinville. Dans une lettre à son frère il écrit : “Je vais en Algérie. Tu comprends: la France dispose d’assez de psychiatres pour s’occuper de ses fous. Je préfère aller dans un pays où ils ont besoin de moi.” Sa collaboratrice à l’hôpital de Blida-Joinville, la psychiatre et écrivaine algérienne Alice Cherki, raconte qu’à son arrivée, Fanon découvrit des patients enchaînés, attachés aux arbres. Il appliquera les méthodes de la psychothérapie institutionnelle, du courant de la social-thérapie, et ainsi, désenchaîna les malades, abolit la camisole de force, travaillant avec son équipe sur les mythes et traditions de la société algérienne. Il mit en place un café maure, des tournois de foot, des concerts de musique algérienne, la célébration des fêtes religieuses musulmanes, un journal...et se battit contre les concepts racialistes dominants. Pour lui, la folie est une pathologie de l’aliénation de l’homme par l’homme et son travail de psychiatre est de rendre sa liberté à l’individu colonisé, opprimé, diminué.
Au fil du temps, se rendant compte que son engagement auprès des malades ne suffit pas, et ce dès 1954, il s’engage auprès du FLN (Front de Libération National en Algérie). Incapable d’assumer ce rôle d’aliéniste européen complice d’un pouvoir colonialiste odieusement répressif, Fanon démissionna en 1956. Il écrivit au gouverneur général d’Alger que les événements qui ensanglantent l’Algérie ne constituent ni ” un accident, ni une panne du mécanisme ”, et que pour lui :
“la fonction d’une structure sociale est de mettre en place des institutions traversées par le souci de l’homme. Une société qui accule ses membres à des solutions de désespoir est une société non viable, une société à remplacer.”
Ainsi, sa décision de démissionner d’un poste de psychiatre employé par le gouvernement français, nous montre à quel point ce statut entrait en contradiction, s’entrechoquait pour lui, se sentant pris dans des poussées contraires avec la politique répressive et inhumaine menée par ce gouvernement en Algérie. Il nous faut rappeler que les Algériens n’avaient pas le statut de citoyen mais celui d’indigène et qu’ainsi ils n’avaient pas les mêmes droits que les colons ou même des personnes de confession juive, qui elles, étaient françaises par le décret Crémieux en 1870. Après cela, il renonce symboliquement à la nationalité française, se déclare algérien, s’exile en Tunisie et devient ambassadeur du GPRA (le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne avant l’indépendance), prônant le panafricanisme en Afrique subsaharienne.
Frappé de leucémie, il se fait soigner à Moscou et l’année de son décès entame la rédaction des Damnés de la terre, en étant toujours très actif dans ses engagements auprès du FLN. Il meurt en 1961, à Washington, aux États Unis, et fut enterré en Algérie lors de funérailles nationales, selon sa volonté. Dans La force des choses, l’écrivaine française Simone de Beauvoir (1908-1986) résuma à propos de sa disparition : ” Sa mort pesait lourd car il l'avait chargé de toute l'intensité de sa vie.”
Disparu à 36 ans, son œuvre n’en est pas moins riche. Paraît d’abord Peau noire, masques blancs (1952) que nous allons présenter. Puis, L’an V de la révolution algérienne (1959) qui décrit de l’intérieur les profondes mutations d’une société algérienne en lutte pour sa liberté. Les damnés de la terre (1961), publié juste avant sa mort, est une analyse du traumatisme du colonisé dans le cadre du système colonial et son projet utopique d’un tiers monde révolutionnaire porteur d’un ‘’homme neuf.’’
Dans l'ensemble de son œuvre, on constate à quel point, les discordances qu’il a pu observer et analyser lui ont permis de s'extraire de ses contradictions mentales et que tout au long de sa courte vie il a cherché à être au monde, en accord avec lui-même.
Peau noire, masques blancs : les éprouvés de l’homme noir
Basée sur son expérience vécue en tant qu’homme noir, il débute l’écriture de son ouvrage en 1940, alors qu’il est encore étudiant en médecine et présente son texte comme sa thèse de psychiatrie qui sera refusée. Il qualifie lui-même son ouvrage ‘’d'étude clinique” avec cette volonté d’amener ses frères blancs ou noirs à réagir “face à des siècles d’incompréhension.” L’ouvrage tel que nous le connaissons aujourd’hui sera publié en 1952.
Le titre de son ouvrage interpelle d’emblée. D’un côté la peau noire au singulier et les masques blancs au pluriel. La peau comme le réceptacle des éprouvés, des émotions, mais aussi la peau comme fonction symbolique des contradictions entre le dedans et le dehors, des conflits internes de l’homme noir face au monde blanc. Et là, bien sûr on pense au Moi-Peau théorisé par Didier Anzieu (1974), où le moi se construit tout au long de la vie par étayage sur la peau et qui pour Anzieu, remplit une fonction contenante du psychisme. Avec ce titre, il interpelle à la fois ses frères et sœurs noirs mais aussi les blancs ; pour lui, tout le monde est concerné. A l'instar de Jacques le fataliste de Denis Diderot (1713-1784), Peau noire, masques blancs est une œuvre qui laisse ‘’quelque chose à penser’’, selon l’expression de Mikhael Bakhtine dans La poétique de Dostoïevski, s’appuyant sur sa propre expérience mais aussi sur d’autres récits, d’autres auteurs engageant le lecteur à réfléchir, à se questionner. Il y développe sa pensée sur le rapport noir-blanc et décortique le racisme à travers une réflexion politique, historique et sociale, en vue d’une décolonisation de l’esprit. La question des masques est elle aussi centrale. Quels sont ces masques blancs que porte l'homme noir ? Nous l’aborderons dans la dialectique fanonienne.
Comme s’il posait le décor, Fanon introduit Peau noire, masques blancs par cette phrase très impactante d'Aimé Césaire (1913-2008) extraite de son discours sur le colonialisme:
« Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme."
Dans son introduction, il dit : “Les trois premiers chapitres s’occupent du nègre moderne. Je prends le Noir actuel et j’essaie de déterminer ses attitudes dans le monde blanc.’’ Dans le chapitre Le nègre et le langage, il développe sa réflexion sur l’importance du langage dans sa dimension pour autrui et comme outil d’existence face à l’autre. Parler, employer une certaine langue lui apparaît surtout comme une façon d’assumer une culture, et supporter le poids d’une civilisation. Ainsi pour lui, “un homme qui possède le langage possède par contrecoup le monde exprimé et impliqué par ce langage.” Dans les chapitres deux et trois, intitulés, La femme de couleur et le blanc et L’homme de couleur et la blanche, il s’appuie sur deux romans, Je suis martiniquaise de Mayotte Capécia et Un homme pareil aux autres de René Maran pour sonder les rapports homme-femme, noir-blanc, du corps racialisé.
Le quatrième chapitre est centré sur l’ouvrage Psychologie de la colonisation d’Octave Mannoni (1899-1989) et traite du complexe d’infériorité, des sociétés racistes, de l’idéologie et les conséquences de la colonisation et des principes fondamentaux de la colonisation surtout sur la psychologie des malgaches qui a particulièrement intéressé Mannoni.
Dans le chapitre cinq, intitulé L’expérience vécue du Noir, Fanon montre le ‘’nègre en face de sa race’’ comme il le dit lui-même, où il abordera à la fois le désir de l’homme noir à être blanc mais aussi les ‘’efforts désespérés d’un nègre qui s’acharne à découvrir le sens de l’identité noire.’’ Aussi voici un extrait qui se trouve à la toute fin de ce chapitre et qui exprime bien ce que provoque les poussées contraires dont parle Fanon :
‘’Impossible d’aller au cinéma sans me rencontrer. Je m’attends. À l’entracte, juste avant le film, je m’attends. Ceux qui sont devant moi me regardent, m’épient, m’attendent. Un nègre-groom va apparaître. Le cœur me tourne la tête. L’estropié de la guerre du Pacifique dit mon frère : « Accommode-toi de ta couleur comme moi de mon moignon ; nous sommes tous deux des accidentés. » Pourtant, de tout mon être, je refuse cette amputation. Je me sens une âme aussi vaste que le monde, véritablement une âme profonde comme la plus profonde des rivières, ma poitrine a une puissance d’expansion infinie. Je suis don et l’on me conseille l’humilité de l’infirme…Hier, en ouvrant les yeux sur le monde, je vis le ciel de part en ouvrant les yeux sur le monde, je vis le ciel de part en part se révulser. Je voulus me lever, mais le silence éviscéré reflua vers moi, ses ailes paralysées. Irresponsable, à cheval entre le Néant et l’infini, je mis à pleurer. Le nègre est un jouet entre les mains du blanc ; alors, pour rompre ce cercle infernal, il explose. ‘’
Dans le chapitre VI, Le nègre et la psychopathologie, l’auteur pointe les contradictions dans lesquelles semble être pris l’homme noir, ‘’esclave du mythe nègre ‘’, qui ne se comprend plus, entre la volonté d’être lui-même, ‘’ à son peuple ‘’ et le ressenti que ‘’sa race ne le comprend plus.’’
L’ultime chapitre se concentre sur l’homme antillais, où il postule : ‘’ Étant antillais d’origine, nos observations et conclusions ne valent que pour les Antilles, tout au moins en ce qui concerne l’homme chez lui. »
La dialectique fanonienne
Un questionnement sur le racisme, les rapports de domination et d’aliénation
A l’instar du philosophe Michel Foucault (1926-1984) ou de l’essayiste américaine Susan Sontag (1933-2004), dans leur quête de vérité, Frantz Fanon est un homme qui s'interroge et qui interroge.
Ainsi quels sont ces masques dont parle l’auteur ? En Afrique, en dépit de la multiplicité des fonctions qui leurs sont attribués comme la protection ou la personnification des entités magico-religieuses, la fonction fondamentale du masque reste celle de maintenir l’ordre social au sein de la communauté, du groupe social. Pour le chercheur et anthropologue sur l’art africain, William Buller Fagg (1914-1992), ‘’tous les objets auxquels le nom de « masque » doit être attribué peuvent se définir en deux mots : ils masquent. Cela signifie qu'ils cachent ou suppriment l’identité. ‘’ Ils cachent l’identité de celui ou celle qui le porte afin de lui permettre de personnifier un esprit, un dieu ou une autre force surnaturelle. Ainsi, on utilise un masque pour être un autre. Le masque social sert à cela aussi ; on le met psychiquement pour endosser un autre costume, une autre identité, pour affronter le monde, pour se fondre dans la masse de la société blanche dominante, jusqu’à se rendre invisible. Il y a un rapport étroit qui se noue entre le visible et l’invisible ; et ainsi se pose la question : comment être visible sans trop l’être ? Le masque blanc permet d’être visible et de rendre invisible ce que l’on ne veut pas faire apparaitre, ou minimiser, contribuant à se différencier du semblable, de ce qui colle trop à la peau. Le masque social permet également de cacher ce que l’on ne veut pas donner à voir aux autres comme les souffrances, les différences, les ressentis, les affects. Pendant la pandémie de la Covid 19, nous avons constaté à quel point le port du masque a défiguré le lien social nous faisant perdre notre singularité, le plaisir d’interagir avec l’autre, opérant un brouillage sociétal. Sur ce sujet et bien d’autres, la pensée fanonienne raisonne encore aujourd’hui.
Dans Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon ne se questionne pas tout seul puisqu’il s’appuie sur ses pairs et les anciens, ses pères, afin de mener sa dialectique sur le racisme, la domination coloniale et de mettre en exergue les rapports d’aliénation entre les hommes, entre l'oppresseur et l'opprimé.
Aussi, mobilise-t-il la psychanalyse, la philosophie la linguistique et la littérature pour analyser la névrose collective de l’esclavage et de la colonisation car pour lui la culture est un acte politique. Grand lecteur, Fanon est un homme très cultivé, sa pensée est interdisciplinaire au carrefour des sciences, de l’histoire et de la politique.
Dans son ouvrage, les références au philosophe français Jean-Paul Sartre (1905-1980) sont si nombreuses que l’on est en droit de se demander si Fanon n’est pas son doublon. Mais il n'en est rien. En réalité, Fanon étaye sa pensée avec les écrits de Sartre tels que Orphée Noire ou L’être et le néant. Réflexions sur la question juive, à propos de l’antisémitisme, lui permet d’expliquer que le fait d’être noir s’inscrit dans une confrontation avec d’autres, qu’il est une création du regard raciste ; Peau noire, masques blancs aurait d’ailleurs pu s’appeler ‘’Réflexions sur la question noire’’. Il critique d’ailleurs Sartre pour avoir oublié que le nègre souffre autrement dans son corps que le blanc. Fanon pense que Sartre indifférencie la figure de l’altérité. Dans L’être et le néant, Sartre dit que l’esclavage définit toute relation à autrui, or pour Fanon, on ne peut pas nier la différence ou la réalité historique de l’esclavage puis de la colonisation. Qui plus est, Frantz Fanon ne veut pas être un esclave de l’esclavage. Il dit lui-même dans sa conclusion : “Je ne suis pas prisonnier de l'Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée’’. (..) Il continue plus loin avec ‘’Je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères.’’ Ainsi Fanon ne veut pas être enfermé dans l’esclavage mais ne prône pas l’oubli. Le philosophe et poète martiniquais Édouard Glissant (1928-2011) dira dans son Discours antillais :
“Fanon dit qu’il ne veut pas être esclave de l’esclavage. Cela sous-entend pour moi qu’on ne saurait se contenter d’ignorer le phénomène historique de l’esclavage ; qu’il faut ne pas en subir de manière pulsionnelle le trauma persistant. Le dépassement est exploration projective. L’esclave est d’abord celui qui ne sait pas. L’esclave de l’esclavage est celui qui ne veut pas savoir.”
Glissant avait bien saisi que pour Fanon, il faut savoir et dépasser l’anamnèse afin de ne pas être enfermé dans l’esclavage et du discours esclavagiste. Par exemple, il reconnaît des personnages comme le révolutionnaire Toussaint Louverture (1743-1803) qui se sont élevés contre les esclavagistes mais n’acceptent pas ce qu’ils disent. Il fait aussi appel aux expériences vécues de ses pères comme William Edward Burghardt Du Bois (1868-1963), sociologue et militant pour les droits civiques, qui avec son ouvrage Les âmes du peuple noir, fut considéré comme un auteur donnant naissance à la conscience collective africaine américaine. Du Bois, fut très inspirant pour Fanon qui était comme lui un militant très engagé, ouvrant une voie qui aboutit à une marche pour les droits civiques à Washington, en 1963. Aimé Césaire (1913-2088) disait de Fanon que c’est un homme « qui vous empêche de vous boucher les yeux et de vous endormir au ronron de la bonne conscience”. Le grand écrivain martiniquais apparaît également comme l’une des grandes figures que notre auteur convoque, en particulier avec une de ses œuvres poétiques, Retour au pays natal, qui est une prise de conscience de la condition inégalitaire des Noirs, et son essai anticolonialiste Discours sur le colonialisme.
Conclusion
La décolonisation de l’esprit, un enjeu politique porteur
d’un ‘’ homme neuf ’’ au cœur des luttes anticoloniales et révolutionnaires :
une pensée toujours vivace
Malgré sa densité, ce texte de Frantz Fanon, très documenté et fouillé sur les questions de l’esclavage, de la colonisation, du racisme et de l’aliénation, aura peu d’impact, en France, au moment de sa publication. Dans son ensemble, l'œuvre fanonienne sera tardivement reconnue en Europe alors que son auteur fut comme un mentor de la communauté noire aux États-Unis. L’an V de la révolution algérienne, paru avant Les damnés de la terre sera une étape entre les deux, retraçant la sociologie de cette révolution. Ce dernier remettra l’homme au centre du discours politique. Préfacé par Jean-Paul Sartre, ce livre qui constitue l'œuvre capitale et le testament politique de Frantz Fanon a connu un destin exceptionnel. Il a servi d'inspiration et de référence à des générations de militants anticolonialistes. Son analyse du traumatisme du colonisé dans le cadre du système colonial et son projet utopique d'un tiers monde révolutionnaire porteur d'un ‘’homme neuf’’ reste un grand classique du tiers-mondisme. Psychiatre avant tout, soigner les esprits meurtris, est l’arme que Fanon avait tout d’abord choisie pour s’attaquer à la notion même de race au cœur du dispositif colonial. En Algérie, il introduisit la psychanalyse et remit de l’humanité au cœur du système psychiatrique, comme en témoignent Alice Cherki et la psychanalyste et auteur du Trauma colonial, Karima Lazali.
Parti beaucoup trop tôt, Frantz Fanon n’a pas pu contempler les visages radieux de ses sœurs et frères algériens que nous ont donnés à voir les photographies de Marc Riboud, le jour de la reconnaissance de l'indépendance de leur territoire, le 5 juillet 1962. Il n’a pas pu assister au Festival Panafricain d’Alger en 1969, un événement unique en son genre, pendant lequel ce peuple faisait la fête jour et nuit, les femmes voilées, suivies de nuées d’enfants, côtoyant des danseuses aux seins nus dans un esprit fraternel et une ambiance imprégnée du panafricanisme. Ce qui est certain, c’est que son influence sur les activistes, penseurs ou artistes a été prépondérante pour inventer une liberté nouvelle dans la seconde moitié du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, et que son œuvre reste à jamais inscrite dans la lutte des peuples opprimés, quelle que soit leur couleur de peau. ‘’Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte ’’, déclamait-il dans Peau noire, masques blancs.
Christine Acheroufkébir
Mars 2023
Illustration ; ©Faith Ringgold - Série Black Light # 11. États-Unis Amérique noire, 1969)
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