Le droit à la paresse de Paul Fafargue
Le droit à la paresse de Paul Fafargue
Les philosophes font l’éloge de l’oisiveté et des loisirs depuis Sénèque, Jean-Jacques Rousseau, Paul Lafargue ou Bertrand Russell.
Pour Sénèque (L’éloge de l’oisiveté), philosophe et homme d’État romain du 1er siècle après J.-C., l’oisiveté est une activité de l’esprit permettant de se défaire des activités et des passions en méditant sur soi-même, les autres et le monde et aller vers un idéal de sagesse sans apathie ni vie pour soi hors de vie pour personne.
Pour Jean-Jacques Rousseau, écrivain, philosophe et musicien du 18ème siècle, la paresse est inscrite dans la nature de l’homme (Essai sur l’origine des langues), «La liberté de l’homme ne consiste pas à faire ce qu’il veut mais bien à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas, c’est pour parvenir au repos que chacun travaille : c’est encore la paresse qui nous rend laborieux», Les rêveries du promeneur solitaire.
Pour Paul Lafargue (1842-1911), penseur socialiste, le travail devrait être « un condiment de plaisir à la paresse » (Le droit à la paresse), la paresse devenant la norme dans un ordre social ou le travail occuperait trois heures par jour et le reste de la journée utilisé pour soi-même et agir à des fins désintéressées, les machines étant nos alliées pour y parvenir.
Pour Bertrand Russell (1872-1970), philosophe, épistémologue, homme politique britannique, le travail est une morale d’esclave et l’oisiveté un fruit de la civilisation: «Si le salarié ordinaire travaillait quatre heures par jour il y aurait assez de tout pour tout le monde et pas de chômage », « Un homme n’a pas accès à la plupart des meilleures choses de la vie, il n’y a aucune raison pour que la majeure partie de la population subisse cette privation; seul un ascétisme irréfléchi, qui s’exerce généralement par procuration, entretient notre obsession du travail excessif à présent que le besoin ne s’en fait plus sentir», L’éloge de l’oisiveté (1932).
Paul Lafargue, dans son pamphlet Le droit à la paresse, analyse le travail dans sa version capitaliste comme étant un outil d'aliénation.
Lafargue dénonce l’excès de travail alors que le machinisme devrait amener une réduction du temps de travail dans une abondance de biens, insistant sur la possibilité d’avoir des loisirs et en opposition au productivisme.
En donnant plus de place à l’oisiveté par rapport au travail, Lafargue fait néanmoins preuve d’ironie envers les prolétaires rendus responsables de leurs malheurs par la passion du travail :
«Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations ou règne la civilisation capitaliste. (…) Cette folie est l’amour du travail » (p.11 du Droit à la paresse); « double folie des travailleurs se tuant de surtravail et végétant dans l’abstinence » (p. 39 Ibid.); «l’horrible perversion des ouvriers qui, pour assouvir leur vice de travail...» (p.41 Ibid.)
Cette ironie se voulant didactique incite la classe ouvrière à se libérer du « vice qui la domine (…) et à se lever dans sa force terrible, non pour réclamer les Droits de l’homme qui ne sont que les droits de l’exploitation capitaliste, non pour réclamer le Droit au travail qui n’est que le droit à la misère, mais (…) pour défendre à tout homme de travailler plus de trois heures par jour » (p. 53 Ibid.).
Précurseur de la dénonciation de la manipulation idéologique du «travailler plus pour gagner plus», il démontre que le travail produit des richesses sans recherche de satisfaction des besoins.
Le capitalisme s’oppose à la réduction du temps de travail malgré les augmentations de la productivité déjà au 19ème siècle par les machines et bien plus depuis (en France, la productivité horaire a augmenté de 2,5% en moyenne annuelle entre 1890 et 2022, alors que le PIB par habitant a progressé de 1,8 %).
Les économistes proclamaient, du coté des travailleurs, de travailler toujours pour créer leur bien-être et, du coté du capital productif, que la misère croissante des travailleurs dispensait d’imposer le travail par la force de la loi.
«Les prolétaires, abrutis par le dogme du travail, ne comprenant pas que le surtravail qu’ils se sont infligé pendant le temps de prétendue prospérité est la cause de leur misère présente » (p. 24 Ibid.)
En 1880, lors de la parution du Droit à la paresse, les travailleurs travaillent 6 jours sur 7, de 10 à 16 heures par jour et dès le début du 19ème siècle, au moment de la révolution industrielle basculant la société française à dominante agraire et artisanale vers une société commerciale et industrielle, les conditions de vie des ouvriers et artisans se dégradent profondément, devenant des forces de travail dépossédées d’un savoir-faire et ayant entraîné révoltes et insurrections :
Les révoltes des canuts (1831,1834,1848)
Les canuts, tisserands de la soie à Lyon, ont une situation souvent précaire soumise aux lois du marché de l’offre et de la demande, travaillant de 14 à 18 heures par jour, le travail étant payé à la pièce produite et la concurrence entre les maître-ouvriers concourant à maintenir des salaires bas ne permettant qu’une vie de misère.
Malgré une forte augmentation de la productivité due aux nouvelles machines à tisser (tel le métier Jacquard), le revenu moyen est deux fois moindre que sous le premier empire napoléonien. La révolution de juillet 1830 (les « Trois glorieuses » ayant amené Louis-Philippe à la tête de la monarchie de juillet), avait été précédée de trois années de récoltes médiocres ayant entraîné des hausses de prix des denrées alimentaires, un report du pouvoir d’achat sur le pain et une augmentation du chômage (notamment pour les ouvriers des manufactures textiles) avec une dégradation de conditions de vie et des épidémies de Choléra, typhus,variole.
En novembre 1831, à Lyon, éclate une insurrection initiée par les canuts rejoints par la majorité des ouvriers et ayant duré une semaine, sans pillage, bien que maîtres de la ville, et ayant cessé après application d’un accord collectif garantissant des minima de rémunération. Lors de cette révolte, le prolétariat arborait la devise : «qui ne travaille pas ne mange pas» (p. 37 Ibid.) reprenant le verset de l’apôtre Saint Paul dans le nouveau testament «si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus ».
En 1834, malgré une conjoncture économique bonne, le patronat tente d’imposer une baisse des salaires amenant manifestations et grèves terminée par une répression de la garde nationale massacrant de nombreux ouvriers (la « sanglante semaine » du 9 au 15 avril 1834)
Les « insurrections des voraces » (1848 et 1849)
Le terme « Vorace » provenant d’une société de canuts lyonnais initiateurs de la révolution de 1848 par une insurrection proclamant la Seconde République conjointe à un soulèvement parisien amenant l’abdication de Louis-Philippe jusqu’à la proclamation de Napoléon III comme empereur en 1852.
Les ateliers nationaux
Dans l’organisation du travail (1839), Louis Blanc prévoyait la création de coopératives de production sans patron, associations d’ouvriers de même professions appelés Ateliers sociaux dont l’état fournissait le capital initial, ouverts le 27 février 1848 et fermés le 21 juin 1848 par la majorité conservatrice.
Les ateliers nationaux, sous le contrôle de l’état, fournissaient du travail aux chômeurs de l’après-révolution de février, et ont été fermés également en juin 1848. Pour les nouveaux dirigeants, les ateliers nationaux sont un danger économique (qui ne représentaient malgré tout que 1% du budget global du gouvernement) et social en payant les ouvriers à « ne rien faire ».
La révolte des canuts a fait naître dans la conscience ouvrière le sentiment d’une communauté d’intérêts et influencé les grands mouvements de pensée sociale, Karl Marx et Friedrich Engels, Pierre-Joseph Proudhon (précurseur de l’anarchisme, penseur du socialisme libertaire), le catholicisme social.
Dans le contexte des révolutions italienne (janvier 1848), française (février 1848) et allemande (mars 1848), Marx et Engels ont analysé ces révolutions comme l’acte de naissance de l’indépendance des mouvements ouvriers.
Après 1848 la loi limite à 12 heures le travail dans les fabriques : principe révolutionnaire du «droit au travail » revendiqué par le prolétariat. Mais cette limite de la durée quotidienne du travail n’était pas la même partout, les forçats des bagnes travaillaient dix heures, les esclaves aux Antilles neuf heures en moyenne.
La Commune de Lyon
Chronologiquement la première des communes insurrectionnelles de France en 1870-1871, sous l’impulsion de républicains modérés, anarchistes, radicaux et socialistes, rétablissent une normalité républicaine, et l’Association Internationale des Travailleurs (devenue Première Internationale Ouvrière) en liaison avec Bakounine préparent les ouvriers lyonnais à une éventuelle révolution tandis que débute la guerre franco-allemande marquée par la chute de Napoléon III , la proclamation de la république et l’armistice le 26 janvier 1871. Dès le 4 septembre le drapeau rouge remplace le drapeau tricolore sur l’hôtel de ville de Lyon et ce premier soulèvement de décembre 1870 est suivi d’un deuxième au printemps 1871 terminé par une répression sanglante.
La Commune de Paris
Faisant suite aux communes de Lyon et Marseille, la commune de Paris (18 mars 1871-28 mai 1871) ébauche une organisation de type libertaire fondée sur la démocratie directe et qui donnera naissance au communisme. A l’origine de l’insurrection, à Paris comme partout en France, les conditions de vie des ouvriers sont particulièrement dures, les salaires sont inférieurs au coût de la vie dans une ville assiégée par l’armée allemande et la famine qui décime la population. L’armistice de janvier 1871, paraissant insupportable aux parisiens, exacerbe les tensions. Les classes populaires utilisant le droit de grève (accordé en 1864), la loi sur la liberté de la presse (1868), réclament la liberté du travail et prônent des actions économiques anti-capitalistes (nationalisation des banques, assurances, mines, chemins de fer). Les parisiens sont méfiants de l’assemblée élue en février 1871 et composée pour les deux tiers de monarchistes ou bonapartistes.
Le 17 mars 1871, le gouvernement d’Adolphe Tiers essaie de s’emparer des canons de la garde nationale sur la butte Montmartre et de désarmer les parisiens selon les termes de la convention prise avec les allemands toujours présents autour de la ville : c’est le début de l’insurrection. En avril, l’armée régulière obéissant au gouvernement de Thiers bénéficie de l’aide du chancelier allemand Bismarck en libérant les prisonniers militaires français pour en finir au plus vite avec les hostilités entre la France et l’Allemagne et constituant une armée de 130 000 soldats face aux 20 000 combattants actifs de la Commune. Après 72 jours, la Commune est vaincue durant la Semaine sanglante du 21 au 28 mai. Les fédérés de mars 1871 lors du soulèvement insurrectionnel de La Commune de Paris l’ont déclarée comme « La révolution du travail ».
La valeur travail
La valeur travail, entendue comme une valeur au sens large et pas dans une perspective économique, est fonction du contexte historique, politique et social dont la valorisation est au service d’une cohérence sociétale. Les Grecs antiques distinguent deux grands groupes de tâches, l’une désignée par le terme ponos qui regroupe les activités pénibles, exigeant un effort et un contact avec la matière, considérées comme dégradantes. Les autres, identifiées comme ergon (œuvre), sont associées à des arts, tous particuliers, ne pouvant faire l’objet d’une commune mesure : le travail.
L’idéal grec se trouve au contraire dans le digne loisir qui permet l’entretien du corps (gymnastique) et de l’esprit (science comme contemplation du vrai), et surtout la participation aux affaires de la Cité. De cette conception dérive l’usage fréquent des esclaves dont la valeur n’est pas estimée en termes de travail mais d’utilité.
La rupture avec la pensée grecque
«Le travail est une nécessité qui permet à l’homme de subvenir à ses besoins naturels et d’assurer sa reproduction, mais qui l’empêche de cultiver ses capacités proprement humaines, celles de l’intelligence, susceptibles de le conduire à la sagesse ». Chez Aristote, le loisir (la skolé) n’a rien à voir avec l’oisiveté. Il s’agit d’un temps actif consacré aux activités intellectuelles, artistiques et politiques, activités qui tirent l’homme de l’aliénation .
Travail et morale chrétienne
«Pour que le prolétariat prenne conscience de sa force il faut qu’il foule aux pieds les préjugés de la morale chrétienne, économique, libre penseuse.» (p. 28 Ibid.)
Dans la tradition chrétienne, le travail n’est donc ni une punition, ni une activité secondaire à laquelle on ne sacrifierait que pour gagner sa vie, ni une activité qu’il faudrait considérer comme un peu vile comparée aux activités plus nobles, spirituelles par exemple
Dans l’anthropologie chrétienne du travail, travailler est aussi une activité spirituelle, car le travail est réponse à un appel inscrit dans la nature de l’homme comme on le lit dans la Genèse: Créé à l’image d’un Dieu créateur, l’homme est appelé à se faire lui-même créateur (Genèse 1, 27). La paresse, condamnée par l’église, concerne l’acédie, la paresse morale, l’absence de spiritualité et d’exercice intellectuel
Max Weber (1864-1920), principal fondateur de la sociologie allemande, explique dans «L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme», que le développement du capitalisme à partir du milieu du 18ème siècle est lié au développement du puritanisme protestant calviniste. D’après Weber, la réforme protestante au 16ème siècle est à l’origine de l’éthique du travail du capitalisme.
Le travail peut être aussi compris comme une vocation selon l’idée protestante luthérienne ascétique de Beruf, un appel de dieu et l’origine de la sacralisation du travail dans la conjonction socio-culturelle et politico-institutionnelle. Le Beruf luthérien était synonyme de travail – quelle qu’en soit la qualité; mis au service de la cause artisanale, il désigne exclusivement le travail qualifié : on est passé du travail au métier.
Weber montre que le Beruf implique de gagner toujours plus d’argent en se gardant des jouissances de la vie: «le gain est devenu la fin que l'homme se propose, il ne lui est plus subordonné comme moyen de satisfaire ses besoins matériels ».
Dans une culture construite autour du travail, le temps humain s’organise autour de lui, faire des études c’est se préparer au travail et non une recherche de sagesse constructive de soi ou de vérité, le travail est contraint, opposé à un temps pour soi, jusqu’à la retraite dont la date de départ évolue selon les décisions politico-institutionnelles.
La notion moderne de travail est contemporaine de la révolution industrielle et de l’apparition de l’économie en tant que sciences. Pour Karl Marx, le travail salarié est à l’origine de la misère sociale et de toutes les formes d’aliénations. Le problème économique était pour Marx, à propos du capitalisme, d’expliquer l’accumulation continuelle de richesse par une classe et l’appauvrissement continuel d’une autre, dans un système économique caractérisé par l’échange volontaire. Marx valorise d’une part, le travail (en tant qu’activité humaine libre) et critique, d’autre part, le travail salarié. La critique marxiste du travail salarié n’est-elle pas, au fond, une apologie de la paresse, de l’oisiveté ?
L’organisation du travail
L’organisation du travail à notamment évolué en management participatif apparu dans les années 50 aux États-Unis. Il consiste à impliquer les salariés dans le processus de prise de décision et de résolution des problèmes. Son objectif est d’améliorer la productivité individuelle et la performance globale par l’écoute, la délégation, la communication.
Depuis les années 1990 , le management participatif dans les entreprise est devenu un management par objectifs et au management de soi pouvant être défavorable au bien-être et à la santé des salariés. Le management de soi s’articule autour d’un principe de rationalisation, qui commande de procéder à des audits et des bilans personnels réguliers, et d’un principe d’organisation, impliquant de considérer son corps, son esprit et ses affects, comme autant de départements d’une entreprise, puisqu’il s’agit de se construire pièce a pièce, et d’autocontrôle, qui commande de se fixer des objectifs selon la logique d’une auto amélioration indéfinie, d’un principe d’efficacité, imposant une obligation de résultat sacrifiant tout à l’exigence que « ça marche ».
La logique d’individualisation, la performance conditionnant l’évolution professionnelle, la diminution de l’influence des syndicats et du politique dans le champs social, l’impératif d’autonomie dans un isolement parmi les collègues devenus des adversaires potentiels et dans un contexte généralisé de compétition amène le personnel à accepter collectivement des modes de fonctionnement qui seraient refusés individuellement, et à intérioriser et gérer son existence comme étant un élément constitutif de l’entreprise.
Sur un plan collectif, les conséquences sont souvent la répression des intelligences collectives et de l’imaginaire, le façonnage des univers symboliques et la souffrance au travail , et sur un plan individuel, le tournant néolibéral des années 1980-1990 remodèle le management en fonction d’une injonction à se penser et à se conduire comme une entreprise individuelle et comme le PDG de sa propre existence.
Cette injonction mobilise une double logique, qui est à la fois marchande et managériale. Sous le premier aspect, tout travailleur doit rechercher un client, se positionner sur un marché, gérer ses coûts. Sous le second, le management de soi s’articule autour de quatre principes : la rationalisation, qui commande de procéder à des audits et à des bilans personnels réguliers ; l’organisation, qui implique de considérer son corps, son esprit et ses affects comme autant de départements d’une entreprise, puisqu’il s’agit de se construire pièce a pièce ; l’autocontrôle, qui commande de se fixer des objectifs selon la logique d’une auto amélioration indéfinie.
C’est l’exercice d’un pouvoir actif sur soi-même de l’ordre de la maîtrise et qui est célébré comme un pouvoir de s’inventer tout au long de sa propre vie. Cette implication du corps et de l’affect, la modification adaptative de la personnalité Mot/Image/Corps, le «développement personnel » vers un plus d’efficacité dans le travail sont en fait au bénéfice exclusif de l’adaptation à la structure hiérarchique définissant les rôles de chacun. La souffrance au travail, les violences psychologiques, le surmenages professionnel amenant parfois au suicide sont autant de conséquences qui doivent permettre d’en rechercher les causes et de les comprendre pour pouvoir en sortir
Le management néolibéral actuel peut être compris comme une application pratique des méthodes de l’institut de Bad Harzbourg de Reinhard Höhn ancien général SS ayant échappé aux procès de Nuremberg et qui, après une période de discrétion dans l’après-guerre, a formé des centaines de milliers de cadre dans la RFA (600 000 dans 2600 entreprises) pour devenir une figure incontournable de l’élite économique .
L’opération consistant à transférer à la gestion des entreprises la délégation de responsabilité jusque-là cantonnée à l’armée serait l’apport de Höhn, en particulier dans ses publications et son enseignement à Bad Harzburg dont il constitue la «méthode » selon le paradoxe qui consiste à accorder une liberté d’action aux cadres intermédiaires tout en contrôlant étroitement leur travail et prétendant mettre fin au management autoritaire malgré une organisation pleinement hiérarchique.
«Paresse des pauvres » et traitement néolibéral du chômage
La « gauche des allocs» opposée à la « gauche du travail» n’ayant même pas permis de récupérer un électorat populaire critique des « profiteurs de l’assistance » ne fait que renforcer le mythe de la paresse des pauvres et les propositions néolibérales de démantèlement de la protection sociale au prétexte de la sauvegarde des emplois.
Le tiers des allocataires potentiels au RSA n’y a pas recours, comment dans ce cas affirmer que c’est une aubaine encourageant l’oisiveté?
Les déclarations gouvernementales sur « ceux qui partent en vacances grâce à l’assurance chômage » (Porte-parole du gouvernement en octobre 2017), le MEDEF prônant le contrôle mensuel, voire journalier des demandeurs d’emploi, concourent à stigmatiser les chômeurs comme responsables de leur infortune sur le marché de l’emploi pour faire accepter des réductions de rémunération et de la précarité.
La cohorte Constances (étude épidémiologique sur 220 000 personnes en France), étudiant entre autres les relations entre chômage et santé dans la population française, montre que ceux qui ont été au chômage au moins une fois dans le passé sont surexposés à plusieurs facteurs de risque cardiovasculaire. Également, une personne qui a vécu entre 1 et 19 trimestres chômés au cours de sa vie a 28 % de risques supplémentaires de vivre un épisode dépressif qu’une personne n’ayant jamais connu l’inemploi. Cette hausse passe à 64 % si la période de chômage dépasse 20 trimestres au cours de la vie.
Ces résultats calculent précisément l’effet propre du chômage sur ces facteurs de risque, indépendamment de plusieurs autres variables (sexe, âge, conditions de travail, risques héréditaires, position sociale, etc.). Plusieurs études internationales établissent le lien entre la qualité de la protection sociale et la plus faible surmortalité liée au chômage.
Ces études contredisent formellement la vision du « chômeur profiteur » et interrogent sur les réformes successives de l’assurance chômage en France diminuant les montants et les durées d’indemnisation. Un haut niveau d’indemnisation permet de sortir plus rapidement du chômage, un meilleur accompagnement dans la réinsertion professionnelle et l’accès aux emplois décents adaptés aux qualifications :
- En janvier 2024, 48,5 % des personnes inscrites à France Travail en catégories A, B, C sont indemnisées (contre 57,1 % en janvier 2010).
- Les salaires bruts des allocataires de l’assurance chômage ont augmentés de 42% de décembre 2002 à mars 2023 alors que les montants bruts des allocations n’ont augmentés que de 36% sur la même période.
La perte d’estime de soi et les difficultés financières liées au chômage ou à la précarité professionnelle nuisent à la santé mentale, qui elle-même peut avoir un effet sur la recherche d’emploi.
La gouvernementalité néolibérale est précisément ce mode de gouvernement qui procède par individualisation pour faire intérioriser la norme de la concurrence à partir de la création de situations de mise en concurrence.
Il ne s’agit pas de requérir une adhésion des sujets sous la forme d’une croyance dans les vertus de la concurrence. Il s’agit d’abord et avant tout de jouer sur la liberté d’action des individus placés dans une situation de concurrence qu’ils n’ont pas eux-mêmes choisie (…). C’est d’un consentement plutôt que d’une adhésion qu’il s’agit.
Les alternatives au salariat
Le revenu garanti
Ou revenu de base, revenu d'existence, revenu universel, allocation universelle, est une somme d’argent versée à tous, de la naissance à la mort, sur une base individuelle, de façon inconditionnelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie, théorisé selon deux branches marxiste et libérale, notamment par André Gorz (pseudonyme de Gérard Horst, philosophe et journaliste, théoricien de l'écologie politique et de la décroissance,ayant une interprétation existentialiste du marxisme accordant une place centrale aux questions d’aliénation et de libération par l’analyse des systèmes sociaux du point de vue du vécu individuel), ainsi que par Joseph Popper-Lynkeus socialo-philosophe, inventeur, ingénieur autrichien (1838-1921) ayant élaboré un programme de distribution inconditionnelle d’un minimum de subsistance.
Également, la notion d’allocation universelle, souvent justifiée comme une contrepartie à l’appropriation privée des ressources naturelles, selon la «clause lockéenne» (du philosophe anglais John Locke, 1632-1704, considéré comme un des fondateurs de la pensée libérale) a été développée ensuite par Clifford Hugh Douglas, ingénieur britannique, (1879-1952) par le «Crédit social» ou dividende universel puis par Robert Nozick 1938-2002), philosophe américain libertarien et théoricien du minarchisme (idéologie préconisant un état minimal) : «L'appropriation originelle d'un bien commun ne peut se faire qu'à condition de compenser les autres utilisateurs» .
Les expérimentations à travers le monde d’un revenu versé sans conditions de ressources ont montré qu’il n’y a pas d’impact sur l’incitation à l’emploi (pas d’influence sur le marché du travail) mais ont amené une amélioration du bien-être des individus en les libérant de la contrainte économique. Des points de vue divergents affirment que le revenu de base pérenniserait des travailleurs précaires, les entreprises payant moins leurs employés à l’image de propriétaires profitant des allocations logement pour hausser les prix de loyer. Dans ce même ordre d’idées le dispositif ne réduirait pas les inégalités et pourrait, au contraire, conduire à une société encore plus duale. Certains libéraux jugent le revenu de base comme immoral, remettant en cause la valeur travail.
Le salaire à vie (Bernard Friot, sociologue et économiste)
Salaire universel, dont le montant serait attaché à la qualification personnelle et non plus au poste de travail occupé avec pour conséquence l’abolition du marché du travail et du chômage. Le salaire ne serait ainsi plus lié au poste de travail, propriété de l'employeur, mais à un statut politique du producteur attaché à la personne. Permettant ainsi une reconnaissance d'une partie du PIB non marchand, comme le travail domestique, l'activité des retraités, des chômeurs, des bénévoles, des étudiants etc., toutes activités auparavant considérées comme services gratuits et non productrices de valeurs économiques.
Le salaire lié à la personne existe déjà : Fonctionnaires, retraités, intermittents du spectacle (le salaire n’est pas rattaché à la productivité). La classe dirigeante a engagé depuis les années 1980 une lutte à mort contre le salaire-attribut de la personne dans la pension de retraite, dans la fonction publique, dans les régimes spéciaux (EDF, SNCF…), dans le droit au chômage.
Le «déjà là » communiste est représenté par les conquêtes apparues à la fin de la seconde guerre mondiale par la socialisation d'une partie de la plus-value engendrée par les travailleurs, telle la Sécurité Sociale. Cette théorisation du communisme ne le perçoit pas comme une société à venir, mais comme «un processus continu qui, à partir des conditions réelles, émancipe les individus de la société ».
Sur le modèle du régime général de la sécurité sociale, La sécurité sociale de l’alimentation portée par différents acteurs de la société civile (dont Bernard Friot) a pour but de fournir des droits à l’alimentation, droits aux producteurs d’alimentation et protection de l’environnement.
De même, une sécurité sociale de la culture pour permettre aux travailleurs de la culture de s’émanciper des employeurs, d’étendre le système de l’intermittence aux artistes/plasticiens et une prise en charge collective des dépenses de fonctionnement du secteur culturel via la cotisation sociale.
Le salaire à vie, pensé dans un projet de société communiste, se veut bien distinct du revenu universel, que Bernard Friot a qualifié de «roue de secours du capitalisme» et le considérant comme une dérive symétrique de l’idée de «capital humain» proche de Pierre Bourdieu depuis les théories d’Émile Durkheim concernant le «capital culturel» d’un individu et prôné par un nombre croissant d’entreprises plaçant l’engagement des salariés au centre de leur politique de ressources humaines.
Néanmoins, le gâchis du capital humain guette lorsqu'il est abusé au profit du «court-termisme» qui semble parfois devenir le maître étalon du management moderne .
Le Droit à la paresse de Paul Lafargue est un manifeste social qui remet en question la valeur du travail en prônant le droit à une vie plus équilibrée et libre de contraintes, s’inscrivant dans un courant de pensée anarchiste critique du système capitaliste exploitant les travailleurs jusqu’à l’excès. Bien qu’à contre-pied des idées dominantes de son époque en défendant le droit à une réduction du temps de travail, son ouvrage a eu un impact sur la réflexion sociale et politique, réactualisé dans le clivage gauche/droite des débats parlementaires actuels sur les réforme des retraites et de l’assurance chômage. Au « droit à la paresse », à la « diminution du temps de travail », au « partage des richesses », « à prendre soin de nous et notre environnement » et au « ralentissement » est opposé que « le droit à la paresse est in fine financé par ceux qui travaillent. En revanche, le droit à la bêtise est définitivement une valeur de gauche ».
La notion de droit à la paresse, plus de 140 ans après l’ouvrage de Paul Lafargue, continue de susciter débats et controverses alors que la souffrance au travail s’accroît, exprimée par le surmenage professionnel et la détresse psychologique, les addictions et les accidents du travail en hausse constante.
Alain Charreyron
Illustration : Francis Bacon
1 Sénèque (4 Avt J.C.-65) : Lettres à Lucilius
2 JJ Rousseau (1712-1778) : Essai sur l’origine des langues
3 JJ Rousseau : Les rêveries du promeneur solitaire
4 Paul Lafargue (1842-1911) : Le droit à la paresse
5 Bertrand Russell (1872-1970) : Éloge de l’oisiveté
6 Rapport du Conseil d’Orientation des Retraites du 21 décembre 2023
7 Valeur travail (idéologie) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Valeur_travail_(id%C3%A9ologie)
8 Mathieu Detchessahar : Anthropologie chrétienne et travail
9 Alain Lattard : Aux origines de la sacralisation du beruf
10 Max Weber : L’éthique protestant et l’esprit du capitalisme
11 John E. Roemer, : Une théorie générale de l’exploitation et des classes, Actuel Marx, P.U.F, 2011, p.147
12 Malao Kante : La question du travail salarié dans la pensée de Karl Marx https://theses.hal.science/tel-01527374
14 Pierre Dardot : Le management néolibéral
15 Johan Chapoutot : Libre d’obéir: Le management du nazisme à aujourd’hui – 2020
16 Serge Paugam : https://www.nouvelobs.com/politique/20220917.OBS63317/gauche-des-allocs-quand-le-parti-communiste-entretient-le-mythe-de-la-paresse-des-pauvres.html
17 Pierre Gattaz président du MEDEF en 2017
20 Les suicides liés au chômage Observatoire national du suicide – 4e rapport
21 Pierre Dardot : Le management néolibéral
22 André Gorz : (1923-2007), Pour un revenu inconditionnel suffisant (2002)
23 Joseph Popper-Lynkeus Le devoir alimentaire général comme solution de la question sociale (1912)
24 Bernard Friot (entretiens sur mouais.org) : Des ilôts de déjà-là communistes
25 Réseau salariat : https://www.reseau-salariat.info/dossiers/pour_une_securite_sociale_de_la_culture_et_des_arts/
26 Christophe Dejours, psychiatre et titulaire de la chaire de psychanalyse santé-travail au CNAM
27 Sandrine Rousseau à l’assemblée nationale : https://www.youtube.com/shorts/RB2sJscFqjI?feature=share
28 Marion Maréchal , X Twitter le 15 septembre 2022 https://twitter.com/i/status/1570368545665568769
29 Souffrance au travail, 10 graphiques pour comprendre l’ampleur de la crise du travail en France https://www.souffrance-et-travail.com/magazine/dossiers/stress-travail-et-sante/dix-graphiques-pour-comprendre-lampleur-de-la-crise-du-travail-en-france/
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