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Introduction aux textes de Sœur Gloria Douaihy




La psychologie concrète, pratique ou praxique que nous cherchons à développer au Centre Politzer est fondée sur une base sociale et marxiste. Si elle se situe donc dans une perspective critique et émancipatrice, elle ne se confond pas avec le « freudo-marxisme » intellectualiste et bourgeois de l’école de Francfort. Elle constituerait plutôt, dans la continuité de Politzer, un « marxo-freudisme », une « socio-psychologie » et non une « psycho-sociologie »… En effet, il s’agit d’analyser la psychologie à partir du social et non l’inverse. Pour ce faire, la psychologie concrète rejette le double écueil du structuralisme et de la phénoménologie, de l’objectivisme et du subjectivisme, de l’idéologie du sujet et de l’idée d’une structure propre des « pathologies mentales » et des « personnalités pathologiques ».


– La psychothérapie concrète


La phénoménologie est une pensée de la subjectivité qui a totalement contaminé la pensée psy : les notions de sujet, de subjectivité, d’intersubjectivité pensent certes le monde social à partir de la relation, des émotions, du vécu, mais elles évacuent le système social (le « contexte ») dans lequel s’inscrivent ces relations, ces émotions et ces vécus. Elles écartent donc la dimension de l’agent. Autrement dit, le fait que l’individu est le produit du monde social dans lequel il a été forgé : de la classe, de l’époque, de la génération à laquelle il appartient, de l’histoire dans laquelle il est situé et des rapports sociaux qui ont contribué à le définir… D’un autre côté, appliquer la notion de structure pour comprendre la singularité et la souffrance mentale (c’est-à-dire partir de l’idée qu’il existe des typologies bien identifiables et constituées de pathologies mentales et de personnalités pathologiques) conduit à l’excès inverse de faire abstraction de la relation, des émotions, des vécus individuels. La « structure type » est valable pour chaque individu, quels que soient, justement, ses relations, ses émotions et son vécu singulier. Cet excès inverse a pour effet de conduire au même résultat : on extrait la personne du contexte social et historique au sein duquel elle s’est construite et a été construite. Ce point aveugle des « sciences psy » s’explique par leur nature profondément réactionnaire : quel que soit le cas, quel que soit l’individu reçu en thérapie, il est, comme par magie, extrait du système social auquel il appartient dès lors qu’il pénètre dans l’enceinte de la consultation. Ce faisant, le thérapeute est lui aussi, au passage, exonéré d’un examen de sa propre situation sociale : classe d’appartenance, genre, génération, doctrine dans laquelle il a été formé, idéologie politique dans laquelle il se retrouve et lien entre ces différents paramètres… L’absence de consensus entre les différents modèles de psychopathologie montre bien cette réalité : l’enjeu est simultanément scientifique et politique, les « sciences psy » ne peuvent prétendre à la neutralité, elles sont socialement et historiquement situées.


— « Sciences psy » : mais où est donc passé le social ?


L’entrée dans l’espace thérapeutique s’accompagne d’un effet « boîte de Petri » : le thérapeute appréhende la personne qu’il reçoit comme le scientifique en laboratoire observe un organisme vivant mis dans une cage de verre en l’ayant extrait du milieu naturel dans lequel il vit. Certes, l’« environnement » de la personne, pour reprendre une terminologie fréquemment utilisée, est pris en compte et entre dans l’espace analytique, mais de quoi parle-t-on au juste avec cette notion d’« environnement » ? Le consensus savant nous indique qu’il n’existe pas un modèle causal unique, mais au contraire un modèle multicausal : « bio-psycho-social ». Cependant, on voit, à travers cette formule, que le social arrive en dernière position (comme dans les expressions « médico-social », « psycho-médical et social », utilisées par l’administration ou encore dans les intitulés des disciplines enseignées à l’école : « sciences médico-sociales », « sciences économiques et sociales »). Le social est toujours en queue de peloton… D’ailleurs, lorsqu’on lit les collègues psy, on se demande où est concrètement ce social ? À l’arrivée, ce dont on entend surtout parler c’est d’un modèle essentiellement « bio-psycho » et la dimension sociale est trop souvent évacuée dans les marges de la pensée et de la pratique psy. Ce n’est sans doute pas un hasard : si les psychanalystes, les psychologues, les psychiatres se sentent les dépositaires et les experts du domaine « psy » qu’ont-ils à dire exactement sur le social ? Et si l’envie d’en parler leur prenait, comment feraient-ils, au juste, la différence entre le psychique et le social ? La question est loin d’être simple… Alors on se contente de mentionner les « facteurs sociaux » ou « environnementaux » comme importants en psychopathologie, mais ils semblent souvent vus comme secondaires, comme des « facteurs aggravants » de la « vulnérabilité » des personnes. Pourtant, les sciences écologiques ne parlent plus elles-mêmes d’environnement contrairement aux sciences psy. Elles ont souligné depuis longtemps que la notion d’environnement de l’être humain est une forme d’ethnocentrisme qui voit simplement le monde comme ce qui entoure l’individu au lieu de voir que l’individu n’est qu’une partie de ce monde. On ne peut, en effet, être entouré de quelque chose dont on fait partie !


Le psychique ne peut pas non plus être entouré du social, ce qui impliquerait qu’il ait une existence distincte du monde social dont il est, non seulement, une partie, mais aussi une production. À moins, évidemment, d’envisager un être humain ayant grandi seul sur une île déserte… Ce qui constitue, on le concédera, un cas tout de même assez peu fréquent dans nos consultations. Bien sûr, on pourrait considérer que le social est l’objet de la « psychologie sociale », mais ici aussi on détache encore « individu » et « social ». Pour la psychologie sociale (ou la psychosociologie), le « social » serait l’effet du groupe sur le comportement de l’individu et l’effet de l’individu sur le ou les groupes dans lesquels il vit. Mais peut-on vraiment limiter la notion de « social » à celle de « groupe », de « collectif » et séparer aussi simplement l’individu et le social, l’individuel et le collectif ? Ne confond-on pas, encore une fois, ce que l’individu voit depuis sa position d’individu et ce qu’il y a voir dès lors que l’on sort de ce prisme individualo-centrique ? Le social ne s’arrête pas aux portes de la singularité individuelle. Vu de l’« extérieur », il n’y a pas un mais des individus et donc le social… Le social constitue la seule réalité concrète sur laquelle on peut compter face à une dimension « psy » qui signifie quoi exactement si on l’examine de plus près ? L’« âme » ? Le « mental » ? Mais comment séparer le mental du corps ? Et surtout comment séparer le mental et le corps du monde social dans lequel ils évoluent et dans lequel ils ont été façonnés ?


— Retour à Marx : rendre au social ce qui lui appartient


Face à ces écueils du structuralisme et de la phénoménologie, un retour à la réalité sociale s’impose. Or, qui dit « social », dit Marx… Et non Saussure (pour la sémiologie et le structuralisme) ou Husserl (pour la phénoménologie). Concrètement, il s’agit donc de remettre le social à sa place, dans la place… Et cela sans nier le vécu singulier d’un côté et la structure d’un autre : chaque individu est le produit du monde social dans lequel il a été forgé (il est agent), mais il agit aussi dans ce monde et en fait une expérience corporelle-mentale- émotionnelle singulière… Autrement dit, chaque individu possède une structure singulière.  Non pas sa « personnalité », mais sa personne : son « être au monde », sa manière de sentir, de penser, d’agir qui ont été forgés tout au long de sa vie à travers ses relations aux autres et les cadres normatifs de la société à laquelle il appartient. Tout en étant le produit structuré de ce monde, il en est aussi une version singulière : ainsi peut-on relier ce qui a été indument séparé par les différents prismes des aperceptions/perceptions et théorisations scolastiques (détachées de la réalité pratique du monde social).


Bien que situés dans un espace référentiel et lexical différent de la psychologie concrète, les travaux de sœur Gloria ont le mérite de ne pas tomber dans ces écueils de la « pensée psy ». Il faut dire que sœur Gloria est libanaise et que lorsque l’on vit dans une terre aussi marquée par les destructions humaines, il est difficile de faire abstraction du « contexte » et de la conflictualité des rapports sociaux… Sœur Gloria nous propose, en filigrane, une lecture passionnante des traumas humains et de la manière dont les personnes y font face dans une société où le danger vital est partout et permanent. Elle fraye un chemin pour accompagner les personnes en souffrance. Les aider à rebondir contre le fatras des décombres, à trouver les sources et les ressources pour sortir du « rouleau compresseur ». Elle nous indique une direction vers laquelle s’orienter afin de transformer les débris traumatiques en forces et raisons d’agir, en forces et raisons d’être, en souffle de vie. Si la forme de ses travaux est distincte de notre approche, nous y retrouvons une intention commune à notre démarche : partir des situations concrètes, mettre le raisonnement non pas au service de la théorie mais de la pratique, confronter systématiquement la pensée au matériel empirique et s’éloigner, ainsi, des abstractions scolastiques…


Thomas Beaubreuil


Illustration : ©Auguste Herbin

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